L'entreprise polyphonique | France Dirigeants - Séminaires de formation pour dirigeants et cadres dirigeants

L’entreprise polyphonique

L’entreprise polyphonique

Imaginez un instant que l’entreprise dont vous avez la charge soit un roman. Vos employés en seraient les personnages, et vous, en tant que force dirigeante, vous incarneriez… bien entendu l’auteur, dans toute sa gloire créatrice ! C’est à vous que reviendrait la tâche de guider vos différents personnages dans leurs champs d’action respectifs, de leur imaginer des missions, de les faire interagir de manière productive, pour qu’à la fin chacun voie sa légitimité reconnue et puisse explorer l’étendue de son potentiel.
Pour connaître le succès en tant que récit, votre entreprise sera forcément un grand roman de société. Un futur classique, qui englobe et reflète la complexité de la vie moderne. Votre problématique est plutôt d’ordre narratif, et de nature stylistique. Autrement dit, il est question de la manière dont vous dirigez et organisez : comment vous adressez-vous à votre personnel, et à quelles fins ? Comment le guidez-vous dans les phases critiques ? Comment composez-vous avec les caractéristiques individuelles de chacun ? Quelles marges de manœuvre laissez-vous à vos héros ? Des interrogations qui s’avèrent incontournables, tant pour un auteur que pour un chef d’entreprise.
À l’évidence, vous pourriez opter pour une posture tout à fait classique, comme celle de Gustave Flaubert. L’auteur de chefs-d’œuvre comme Madame Bovary ou L’Éducation sentimentale concevait son rôle comme celui d’une divinité omnisciente et omnipotente. Flaubert menait ses personnages comme l’on manipule des marionnettes, prenant garde de toujours conserver vis-à-vis d’eux une grande distance et une froideur émotionnelle. Une posture de narrateur correspondant au modèle de leadership classiquement masculin qui dominait au XIXe siècle. Existe-t-il des alternatives plus contemporaines, plus ouvertes ?
Il y en a – du moins en narratologie ! Pour les examiner, penchons-nous sur la Théorie du roman formulée par le philosophe russe Mikhaïl Bakhtine (1895-1975). Pour lui, le romancier Dostoïevski révolutionne le genre du roman social à travers une posture inédite : celle de l’auteur « polyphonique », autrement dit « à plusieurs voix ». Pour l’auteur de L’Idiot ou de Crime et châtiment, ses créatures sont ses égaux à part entière ; au fil de l’écriture, les personnages se tournent vers leur créateur, lui manifestent leurs intentions et, souvent contre son gré et son projet original, lui expriment des choses que ce dernier ne peut ni ne veut ignorer. Tandis que Flaubert et les siens cultivaient un idéal formel autoritaire et vertical où ils disposaient à leur gré des personnages – ou disons du personnel – de l’œuvre, comme s’ils étaient leurs serfs voire de simples objets, Dostoïevski osait se plonger dans une tout autre aventure : l’orchestration de la polyphonie implicite de son univers créatif – disons de son entreprise. Précisons-le d’emblée : le leadership polyphonique décrit par Bakhtine n’a rien à voir avec des formules creuses comme la hiérarchie horizontale ou des velléités d’instaurer un climat propice à la discussion. Il s’agit plutôt de comprendre comment réunir et activer des potentiels créatifs dans des situations complexes. Car diriger signifie avant tout diriger des voix différentes, et donc des personnes différentes. L’idéal polyphonique implique d’éviter deux erreurs basiques de communication : celles  que Bakhtine, dans ses études sur Dostoïevski, nomme respectivement l’hétéropathie et l’idiopathie.
Imaginons que vous menez un entretien d’évaluation avec l’un de vos employés. Vous prononcez la phrase : « Je vois exactement ce que vous voulez dire ». Ou, pis encore, « Je comprends tout à fait comment vous vous sentez ». Vous tombez là dans le piège de l’hétéropathie, qui consiste à supposer que, pour bien comprendre autrui, il faut s’identifier totalement à lui, et être capable d’adopter son point de vue en se projetant corps et âme dans sa situation. C’est le contraire qui est attendu : rester dans l’échange actif et mutuellement enrichissant des différentes perspectives. Une conversation polyphonique tendra plutôt à faire émerger des formules comme « C’est intéressant à entendre, mais je vois le problème sous un angle très différent… », ou « Bien sûr, des expériences distinctes conduisent à des jugements divergents, il est donc normal que nous percevions différemment la situation… ». Quant à l’idiopathie, c’est le double maléfique de l’hétéropathie. Elle fait l’erreur inverse, à savoir supposer que la personne assise en face de vous voit les choses exactement de la même manière que vous-même. S’il est rationnel comme vous pensez l’être, votre interlocuteur devrait en toute logique raisonner comme vous. Eh bien justement, raté ! Non, autrui ne pense pas comme vous, car il n’est pas vous, et il n’a ni les mêmes problèmes, ni les mêmes priorités, angoisses ou rêves que vous.
Conclusion : n’essayez jamais de fusionner avec la perspective de votre interlocuteur – ni dans un sens ni dans l’autre. C’est du bon sens : nous savons tous qu’au sortir d’une discussion profonde, si l’on n’a strictement rien appris de neuf, c’est qu’on s’y est mal pris. C’est évidemment valable pour les deux parties Une prescription supplémentaire, qui découle de l’idéal polyphonique, est de ne pas traiter tous les employés de la même façon. Quoi ? Ne pas mettre tout le monde à la même enseigne ? Eh bien oui, pour la bonne raison que tout le monde n’est pas pareil. Chaque être humain nécessite d’être envisagé, apprécié, mis à l’aise ou encore motivé différemment. L’un a besoin de reconnaissance, l’autre est plutôt sensible à l’argument financier et, pour un troisième, le plus important, c’est qu’on le laisse tranquille – ce qu’il perçoit comme un signe de confiance. Pour reprendre les mots de Bakhtine, il est primordial de faire preuve d’une grande souplesse dans le contact humain, de « se déplacer en ellipses » et de rechercher constamment de « nouvelles distances ». L’idée est de prendre en considération à la fois sa propre dynamique et celle de l’autre dans le dialogue, et de s’adapter encore et encore. Si vous communiquez de manière trop rigide, vous passez à côté des possibilités implicites qu’offre chaque échange.
Mais attention : ces efforts ne visent pas un consensus mou ! Au contraire, ils doivent stimuler des contrastes pertinents. En faisant appel aux capacités d’une parole plurielle, donc porteuse de sens, l’entreprise assume qu’elle porte en elle le moteur de sa propre innovation. Faut-il pour autant renoncer à toute direction ? Il va de soi qu’à l’issue de chaque processus de consultation, le manager-auteur doit malgré tout prendre une décision. Il s’agit autant de déterminer la direction à emprunter que de définir à qui il revient de trancher et d’avoir le dernier mot. C’est en ces termes que Mikhaïl Bakhtine conçoit le noyau dur d’une communication polyphonique, dont l’objectif n’est pas de se diluer dans une cacophonie où toutes les opinions auraient la même valeur : « L’approche polyphonique n’a rien à voir avec le relativisme ou le dogmatisme. Le relativisme et le dogmatisme excluent l’un comme l’autre toute forme de débat, tout dialogue réel, soit parce qu’ils le rendent inutile (relativisme), soit parce qu’ils le rendent impossible (dogmatisme). » Ainsi, il existe bel et bien une troisième voie, qui prend au sérieux le dialogue. À vous de l’emprunter !
D’après un article de Wolfram Eilenberger, philosophe et essayiste, dans Philonomist

Pour poursuivre sur le même sujet, inscrivez-vous à notre séminaire animé par Dina SCHERRER

« LES PRATIQUES NARRATIVES« 

 

Ajouter un commentaire