Du logos aux punchlines | France Dirigeants - Séminaires de formation pour dirigeants et cadres dirigeants

Du logos aux punchlines

Du logos aux punchlines

Prendre la parole en public, surmonter la peur qui tétanise, choisir les bons mots, éprouver même du plaisir à entendre sa parole résonner dans le silence d’un auditoire attentif et déployer une argumentation susceptible de convaincre, ce sont des compétences dont on retrouve aujourd’hui toute l’importance. C’est d’autant plus marquant en France où a longtemps prédominé une culture de l’écrit et où l’éducation aux humanités était centrée autour du cadre formel de la dissertation. S’exprimer et improviser en public, convaincre et toucher un auditoire s’apprennent, de plus en plus.
L’art de l’éloquence se formalise à l’Antiquité. Il apparaît en Sicile au Ve siècle avant J.-C., après l’abolition de la tyrannie et la nécessité de résoudre par la parole les querelles entre citoyens, à l’assemblée ou au tribunal. L’éloquence est fille de la démocratie. Corax, Tisias et Gorgias sont les pre­miers grands orateurs. Ils démontrent le pouvoir de la parole et la nécessité pour ceux qui veulent défendre leurs intérêts de s’y former. Cet art de se jouer de l’adversaire par les armes du discours est enseigné dans l’Athènes démocratique avec la naissance de la sophistique et de la rhétorique, qui seront ensuite critiquées par leur grande rivale, la philosophie. Dans les dialogues de Platon, Socrate est la figure antithétique du sophiste et du rhéteur. Ceux-ci sont des maîtres de la parole : cyniques et rusés, ils exercent ou vendent leur art dans des lieux où le pouvoir est en jeu, soit qu’ils parviennent à envoûter leurs auditeurs dans de longs discours, soit qu’ils se révèlent capables de défendre le pour comme le contre dans des duels improvisés. La philosophie, elle, s’affirme à travers la forme du dialogue interrogatif, comme une recherche du vrai et du juste, détachée de la conquête du pouvoir. Gorgias, dans le dialogue de Platon, assume ce hiatus : le rhéteur est celui qui, grâce à ses talents oratoires, peut parler de tout, mieux que personne. Socrate, lui, dénonce dans la « flatterie rhétorique » « un fantôme de la justice » et se présente comme le seul qui cultive le véritable art politique. Mais, anticipant sa propre con­damnation par la Cité, il reconnaît que, si un jour il venait à être accusé injustement dans un tribunal, son art d’interroger et de rechercher la vérité ne lui serait d’aucun secours. Ne lui resterait que la conviction « de n’avoir rien à se reprocher » de sorte qu’il pourrait « accepter son sort avec tranquillité ».
C’est sans doute pour surmonter cet aveu d’impuissance qu’Aristote et Cicéron défendent une éloquence conjuguant efficacité, rationalité et éthique. Loin de se réduire à un art de la séduction et de la manipulation, comme le laissait entendre Platon, la rhétorique met à disposition de l’orateur trois outils fondamentaux, qu’Aristote appelle les « preuves ». D’abord, le caractère moral de l’orateur, qui doit lui permettre de conquérir la confiance de son public, en se référant à son autorité, à son expérience, à la clarté de son propos – ce qu’Aristote appelle l’éthos. Ensuite, l’émotion qu’il transmet à son auditoire en faisant vibrer son empathie, en mobilisant sa pitié ou son envie, sa colère ou ses craintes, c’est le pathos. Enfin, le logos, qui est l’argumentation et la démonstration centrées sur deux figures : le syllogisme qui peut être démonstratif ou réfutatif s’il s’agit de détruire les arguments de l’adversaire, et l’exemple permettant de procéder à des inductions à partir d’une situation concrète. Reprenant cette tripartition dans son traité De oratore composé en 55 apr. J.-C., Cicéron rassemble d’une formule restée célèbre les trois ressorts de l’éloquence : « Plaire, instruire, émouvoir », en précisant que si leur ordre peut varier et si l’émotion et la séduction ne doivent pas toujours s’afficher, il est impératif de les tenir ensemble. Les lecteurs modernes de Cicéron retoucheront la formule pour la rendre plus percutante encore : « Plaire, émouvoir, con­vaincre » diront-ils.
Dans la modernité, tout se passe comme si le triptyque cicéronien avait volé en éclats. Sous l’effet de la réussite de la science moderne, qui devient le modèle à suivre, la philosophie adopte avec Descartes les principes de la méthode. Évidence, clarté et distinction, progression du plus simple au plus compliqué : telles sont les nouvelles règles que l’esprit est censé suivre : leur adoption conduit à faire de la démonstration logique et du calcul le ressort central du logos, en rejetant dans l’ordre de l’inutile ornement tout ce qui relève de l’éloquence. Du coup, celle-ci se réfugie dans un nouveau registre, celui que découvrent, avec l’intériorité du sujet, Montaigne et Rousseau : l’expression de soi. Dans Les Essais, le premier a beau faire de la con­versation l’exercice intellectuel le plus stimulant, son éloquence découle du projet de se peindre sans fards. De la même façon, si Rousseau reprend la thèse classique selon laquelle il ne peut y avoir d’éloquence que dans un État libre entre citoyens soucieux du bien commun, il s’adonne à une éloquence expressive où il s’agit de partager avec le lecteur la vérité de ses sentiments. Alors même qu’ils maîtrisent parfaitement les ressorts de l’éloquence, les philosophes modernes cherchent à sortir du carcan de la rhétorique. À travers l’exploration du moi, ils promeuvent ainsi une nouvelle éloquence dont le critère premier est l’authenticité, en regard de laquelle les formules ampoulées de l’Antiquité sonnent faux.
Avec la modernité, la culture de l’éloquence a peu à peu déserté les rangs de la philosophie. L’argumentation philosophique et l’art de prendre la parole en public se sont dissociés. Les arguments de Platon contre les sophistes doublés de ceux de Descartes au bénéfice de la méthode ont porté. Du coup, l’éloquence s’est scindée en deux voies opposées : celle de l’expression de soi – qui a essaimé dans le roman, le journal intime, etc. – et celle de la persuasion dans l’espace public des tribunaux et des assemblées – qui, privée de la boussole de l’argumentation, est menacée de se réduire à la séduction et à la manipulation. Ou, alors, il faut adopter la position de Schopenhauer, le seul à assumer que la rhétorique est un art de la tromperie et à considérer qu’il est possible d’en faire une science véritable.
Sommes-nous alors condamnés à balancer entre manipulation et expression de soi ? C’est ce que l’on peut redouter dans le retour de l’éloquence contemporaine. Elle est créditée de deux vertus : l’emporter contre un adversaire dans une joute verbale ou parvenir à s’exprimer soi-même, sous le mode du coming-out. Le troisième ressort, l’argumentation, est mis de côté. Mais n’est-il pas dommage que l’expression de soi capte ainsi tous nos efforts ? Parvenir à dire qui l’on est n’est pas une vaine entreprise, mais faut-il pour autant renoncer à la tâche de convaincre ? C’était la question posée par le mouvement de la « nouvelle rhétorique » initié dans les années 1970 par le philosophe belge Chaïm Perelman. Rejetant l’opposition entre la philosophie et la rhétorique, il invite à renouer avec l’argumentation. Cette rhétorique, ou plutôt cette dialectique, est centrée sur l’auditoire : « le but d’une argumentation n’est pas de déduire les conséquences de certaines prémisses, mais de provoquer ou d’accroître l’adhésion d’un auditoire aux thèses qu’on présente à son assentiment ». Penser en termes d’auditoire que l’on cherche à influencer par des arguments d’autant plus universalisables qu’il est élargi, voici une invitation toute simple, mais stimulante, qui pourrait peut-être balancer l’empire qu’a pris dans notre monde l’expression de soi. Et faire en sorte que l’éloquence fasse vibrer la raison publique autant que les punchlines des démagogues et les tourments existentiels de chacun.
D’après un article de Martin Legros dans Philomag

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