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Pour la bonne cause

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En 2010, au plus fort de la crise financière, est introduite aux États-Unis une nouvelle forme juridique de sociétés qui permet aux entreprises américaines d’intégrer une raison d’être dans leurs statuts : la Benefit Corporation (ou « B Corp »). Il faut attendre 2019 et la loi Pacte pour que la France prenne des mesures similaires. Pour la première fois, l’impact de l’entreprise sur son environnement est mentionné en même temps que son objet social : « la société est gérée dans son intérêt social, en prenant en considération les enjeux sociaux et environnementaux de son activité ». Dans un second temps, le texte encourage « les sociétés à ne plus être guidées par une seule « raison d’avoir » mais également par une « raison d’être ». Sur la base du volontariat, une entreprise peut ainsi intégrer dans ses statuts une finalité et des principes « pour le respect desquels elle entend affecter des moyens dans la réalisation de son activité ». Ce qui engage à y faire suite par des décisions stratégiques et un comité de suivi indépendant. Une entreprise à mission cumule ces deux volets : la mission est intégrée à la personnalité morale de l’entreprise, et devient opposable aux associés entre eux ou à des tiers en cas de litige. En juin 2020, c’est une première pour une entreprise du CAC 40 : les actionnaires de Danone approuvent à 99,4 % l’adoption par le groupe agroalimentaire du statut d’entreprise à mission. Danone intègre donc à son modèle de croissance des objectifs « d’améliorer la santé du plus grand nombre » par un portefeuille de produits sains, de préserver la planète et de mieux inclure les salariés dans les décisions de l’entreprise. Emmanuel Faber, qui est à l’époque PDG de Danone depuis plus de cinq ans, porte ce projet d’une « entreprise au service d’une économie vivante, […] qui serve l’humain ».
Étymologiquement, remplir une mission veut dire faire ce pour quoi on a été envoyé. La mission renvoie à un pouvoir dont un individu ou un groupe est investi. Par extension, le mot en est venu à désigner couramment les compagnies de prêtres envoyés pour convertir les infidèles grâce à un pouvoir conféré par Dieu. Si la loi Pacte ne fait pas mention d’une quelconque divinité, il est intéressant de noter que les réflexions les plus radicales autour de ces questions de capitalisme vertueux ont souvent été défendues par des penseurs et des dirigeants chrétiens. C’est le cas par exemple de Cécile Renouard, religieuse de l’Assomption sortie de l’ESSEC et docteure en philosophie. On peut encore citer Gaël Giraud, économiste et prêtre jésuite engagé – il invite notamment à pousser la loi Pacte beaucoup plus loin. Sans parler du pieux Emmanuel Faber, inspiré par l’intransigeance de François d’Assise. À travers ces figures emblématiques, le catholicisme a peut-être joué un rôle dans la diffusion de la notion de responsabilité sociale de l’entreprise en France.
Cependant, les intellectuels croyants ne sont pas les seuls à avoir voulu réinventer le capitalisme. L’entreprise à mission tient beaucoup d’une conception deweyenne de la société. Pour le philosophe américain John Dewey, le moteur de la société est en effet la démocratie en ce qu’elle permet de faire l’expérience collective de la délibération et du vivre-ensemble librement régulé. Dans un ouvrage de 1935, Après le libéralisme (Liberalism and social action), il critique l’approche purement patrimoniale de l’entreprise capitaliste : « Ils [les libéraux] pensaient que le progrès social ne pouvait advenir que de l’entreprise privée au plan économique, non dirigée au plan social, avec pour fondement et pour aboutissement le caractère sacré de la propriété privée. » Pour Dewey, les valeurs démocratiques ont leur place non seulement dans l’organisation politique, mais également dans l’organisation de la production des biens et des services – les entreprises. Mais contrairement à l’idée de mission que l’on retrouve aujourd’hui, le capitalisme raisonnable de Dewey n’était pas sous-tendu par une conception religieuse ou morale de la vie publique, dont l’entreprise serait la garante. Au contraire, c’est par le débat politique que doit, selon Dewey, se construire une vision partagée d’un futur souhaitable à atteindre.
Il semble aujourd’hui difficile de se passer d’une réflexion sur le rôle de son entreprise dans la société. Mais faut-il pour autant se positionner comme un leader messianique assumant un système de valeurs à défendre – quitte à se brûler les ailes ? Ou bien se choisir une cause en fonction des préoccupations les plus bankables du moment – au point de flirter avec l’opportunisme ? Pour éviter de tomber dans ces deux écueils, il faut se rappeler que le rôle d’une société découle avant tout de son activité elle-même, et de la manière dont ses employés et ses parties prenantes la conçoivent. Avant de répondre aux sirènes d’une vertu transcendante ou aux appels de la foule, n’oubliez pas de consulter votre propre paroisse.
D’après un article de Apolline Guillot, journaliste et philosophe des techniques, dans la revue Philonomist.
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