Le dirigeant, un chef d’orchestre
En France, les réunions de travail s’éternisent souvent. On demande à chacun son point de vue, et pourtant c’est toujours le sommet de la hiérarchie qui tranche. Comment sortir de cette impasse sans sombrer dans le consensus mou ? Selon le philosophe Dorian Astor, spécialiste de Nietzsche, il est essentiel d’exposer et confronter réellement la diversité des valeurs et des points de vue – à commencer par ceux des dirigeants eux-mêmes.
La nécessité d’avoir raison est inscrite dans nos corps. Quand on dit qu’on se met autour de la table, chacun occupe littéralement son siège, son site, son angle de vue. En réalité, je n’ai pas un point de vue, je suis un point de vue : je suis physiquement le centre de mes valeurs et de mes opinions. Or cette position est liée à des rapports de pouvoir : dans une entreprise, les points de vue se définissent les uns par rapport aux autres d’après le poids des différentes autorités, d’après l’ordre des différentes hiérarchies. L’erreur, c’est de négocier des objets ou des contenus sans expliciter les valeurs et les définitions qui les sous-tendent. Le point commun de chaque polémique, c’est que celles-ci n’y sont jamais interrogées. Nietzsche décrit très bien cette opposition des dogmatismes : on ne questionne jamais la valeur des valeurs. Pour s’en sortir, il faut admettre qu’on ne parle presque jamais des mêmes choses. On peut discuter et se disputer des heures pour savoir si Dieu existe, on n’aura pas avancé d’un pouce parce que personne n’aura pris la peine de définir et d’évaluer ce qu’il entend par Dieu. De même en entreprise : le clash des convictions doit être déplacé dans le débat en mettant sur la table le préjugé de chacun, ce à quoi chacun tient sans pouvoir le négocier. Y a-t-il des discussions managériales qui posent ce qu’est un bon management ? Ce n’est pas en essayant de convaincre l’autre qu’on a raison, mais en obligeant l’ensemble des interlocuteurs à prendre en compte la multiplicité irréductible des raisons qu’on peut dépasser la conflictualité.
En théorie, on pourrait penser qu’on tombe dans le relativisme : à chacun sa vérité. Mais en pratique on ne se réunit non pas pour tomber d’accord sur une vérité, mais sur une action. Une autre manière serait de se demander comment on agit collectivement. Même une controverse nécessite des procédures communes. C’est à cette condition que la diversité des points de vue peut être fructueuse. Comme le note le philosophe Bruno Latour à propos de la science, la controverse est fondamentale : on ne découvre pas une vérité, on la construit, ce qui implique d’oser sortir du consensus. Nietzsche aurait sans doute critiqué la moutonnerie qui règne en entreprise, mais comment échapper à ce conformisme ? Toute pratique qui fait reculer la discrimination est à défendre, et le multiculturalisme est aussi nécessaire au management qu’aux sciences humaines. Mais suffit-il vraiment de compter combien de femmes, de Noirs, de musulmans on met à des postes de direction ? Une entreprise qui pratique la diversité se construit une image, mais elle ne répond pas à la question importante : comment la diversité nous transforme-t-elle, nous et l’entreprise ? L’essentiel est la diversité des modèles mêmes de l’entreprise, dans la confrontation des valeurs et des méthodes entrepreneuriales elles-mêmes.
On peut s’appuyer également sur la notion de perspectivisme, chère à Nietzsche. Le perspectivisme consiste à dire que le vrai est vérité du multiple, et que le réel est réalité de la relation : le monde est l’ensemble des perspectives de tous sur tous et sur tout. Ces relations constituent réellement ce qu’elles relient. Ainsi les perspectives d’autrui peuvent changer le réel : c’est la contrainte des valeurs des autres qui oblige à changer ses pratiques. Les grands leaders ont ce flair quant à l’air du temps, ils sentent les reconfigurations, les infléchissements de systèmes axiologiques qui gagnent en puissance contraignante. Le problème du manager ou du politique, c’est qu’il est dans l’action, et qu’il ne peut pas se permettre de multiplier les perspectives à l’infini. Il peut et doit les prendre en compte, mais l’acte finit toujours par les exclure toutes à l’exception d’une seule (un acte est lui-même une perspective). Mais toute action enveloppe paradoxalement ce qu’elle exclut (Le philosophe Gilles Deleuze parlait de synthèses disjonctives). Les chefs d’orchestre sont réputés être des tyrans : chaque instrumentiste a son monde, sa sensibilité, ses compétences et ses contraintes, mais quand on a 120 personnes pour jouer une symphonie, il faut quelqu’un qui les enveloppe tous, sous la contrainte d’un seul geste. S’il nie ou méprise leur multiplicité, rien de bon n’en sortira. Mais pas davantage s’il ne la contraint pas à l’unification. Pas d’harmonie sans polyphonie…
Pour aller plus loin, participez au séminaire
« LE DIRIGEANT, UN CHEF D’ORCHESTRE » animé par Mélanie LEVY-THIEBAUT