L’impasse collaborative
On pourrait penser que collaboration et coopération sont simplement synonymes et qu’il est inutile ou artificiel de chercher à les distinguer. Selon Eloi Laurent, économiste à l’OFCE, trois éléments essentiels soulignent au contraire la nécessité de le faire : 1) la collaboration s’exerce au moyen du seul travail, tandis que la coopération sollicite l’ensemble des capacités et finalités humaines ; 2) la collaboration est à durée déterminée, tandis que la coopération n’a pas d’horizon fini ; 3) la collaboration est une association à objet déterminé, tandis que la coopération est un processus libre de découverte mutuelle. C’est d’autant plus important que notre monde est marqué par un paradoxe : la splendeur de la collaboration et la misère de la coopération.
Comme le montre Eloi Laurent dans son essai L’Impasse collaborative. Pour une véritable économie de la coopération (Les Liens qui Libèrent, 2018), c’est la coopération – autrement dit l’intelligence collective ou la capacité de penser et rêver ensemble – et non la simple collaboration – la capacité de faire ensemble – qui est la source de la prospérité humaine. De ce point de vue, le contraire de la coopération est, plutôt que la concurrence, la sécession (le fait de ne pas vouloir coopérer) et la défection (le fait de ne plus vouloir coopérer). L’entreprise est, plus que tout autre sans doute aujourd’hui, le lieu de l’arbitrage entre coopération et collaboration. Plus une entreprise est accaparée par la collaboration au détriment de la coopération, moins elle est robuste et durable. Plus elle sera rivée à la création de valeur pour l’actionnaire, moins elle développera le bien-être et la formation de ses salariés, l’investissement et, finalement, l’innovation. Et plus elle œuvrera, par des comportements de sécession (sociaux, fiscaux et moraux), au délitement des sociétés humaines qui rendent pourtant possible son activité.
La coopération s’inscrit plus largement dans une démarche foncièrement humaine : les femmes et les hommes coopèrent avant tout pour améliorer leur connaissance d’eux-mêmes, des autres et du monde. La coopération désigne bien autre chose que la simple aptitude à mettre en commun ses forces ou ses neurones pour survivre et procréer. C’est la capacité distinctive des humains à s’associer pour apprendre et connaître, et non pas seulement pour vivre ni même pour faire. Toutefois, nous ne sommes pas nés coopérateurs, nous le sommes devenus. Et nous n’avons pas trouvé notre inspiration dans le monde du vivant : il y a une rupture fondamentale entre l’espèce humaine et les autres dans la capacité que nous avons, non pas seulement de reproduire les comportements coopératifs observés chez nos aînés, mais de construire des institutions durables et réformables utiles à la coopération de chaque humain avec tous les autres, au-delà des liens du sang. Les humains coopèrent effectivement pour un bénéfice, mais ce bénéfice est le savoir. Loin d’être une machine sociale visant l’utilité et l’efficacité, la coopération prend donc la forme d’une intelligence collective à but illimité. Alors, pourquoi la coopération serait-elle cependant menacée et la collaboration en passe de devenir prédominante, notamment dans le monde du travail ? Parce qu’à l’ombre du management collaboratif se développe un double isolement qui contribue à ce que l’économiste appelle « l’épidémie de solitude » : de nouvelles contraintes de travail isolent de plus en plus les individus de leurs familles, de leurs amis, autrement dit de leur réseau de sociabilité (qui est le facteur majeur du bonheur des personnes), tandis que, sur le lieu de travail lui-même, la solitude grandit en parallèle. C’est le paradoxe d’une hyperconnexion numérique et d’une déconnexion sociale de plus en plus marquée.
Grâce aux travaux de l’économiste Elinor Ostrom, on sait maintenant que des institutions communes enracinées dans des principes de justice, même réduites à leur plus simple expression, favorisent les comportements coopératifs. La « révolution des communs » initiée par Ostrom part du postulat que ce sont les individus eux-mêmes qui décident de changer de comportement et deviennent coopératifs en adoptant des règles et des attitudes de réciprocité fondées sur leur propre expérience. Comment alors aujourd’hui mettre en place un système coopératif, dans une entreprise notamment, qui encourage une certaine forme d’intelligence collective et une bonne dynamique de groupe ? En reconnaissant qu’une entreprise n’est pas une machine, ni à produire ou à faire l’argent, mais plutôt un écosystème. Une entreprise est une association humaine née pour faire vivre une idée dans le respect des règles du jeu social. L’objet social de l’entreprise ne peut pas se limiter à utiliser du travail pour le transformer en capital. Henry Ford disait qu’une entreprise qui ne fait que de l’argent est une entreprise pauvre ! L’intelligence collective d’une entreprise doit être externe comme interne : externe, par sa contribution aux biens communs, interne, par sa contribution au bien-être humain. C’est ça l’économie du XXIe siècle : la coopération pour le bien-être.
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