Suis-je aussi ce que j’aurais pu être ?
Deux frères sont séparés à la naissance. Thibault, élevé dans une famille aisée, devient un chef d’orchestre renommé ; Jimmy, adopté par une famille modeste du nord de la France, joue du trombone dans une harmonie le dimanche. Le film En fanfare, d’Emmanuel Courcol, sorti en salles mercredi dernier, propose une expérience de pensée stimulante : si chacun avait eu au départ le destin de l’autre, que se serait-il passé ?
La question est de savoir si Thibault (Benjamin Lavernhe) serait devenu comme Jimmy (Pierre Lottin), soit un ouvrier ch’ti un peu brut de décoffrage ; et inversement, si Jimmy serait devenu un chef d’orchestre coincé, s’il avait connu un autre sort. Ce film pose une question, plus existentielle et passionnante que celle du transfuge de classe, celle de l’identité en général. Chaque personnage se rend compte qu’il aurait pu devenir une tout autre personne, et s’en trouve bouleversé.
“Suis-je aussi ce que j’aurais pu être ?” Cette question, à première vue absurde, est pour le moins déroutante. Le conditionnel passé du “j’aurais pu” signale que je ne suis pas autre chose que ce que je suis maintenant. Un élément ne s’est pas produit qui a fait que “ce que j’aurais pu être” n’est pas advenu. C’est le propre de ce que l’on appelle les raisonnements contrefactuels : on devise à partir d’une condition abstraite, et l’on en tire une conséquence logiquement vraie quoique non attestée dans les faits. Par exemple, “si j’avais appris à faire du bateau, j’aurais pu participer au Vendée Globe” : dans cette vision des choses, l’identité de la personne est comme un œuf plein qui ne manque de rien ni n’est débordée par autre chose qu’elle-même. Je n’ai pas appris à faire de bateau, je ne peux donc pas voguer autour du monde.
Cette vision du Moi est peut-être trop simpliste, sûre d’elle-même. L’identité d’un individu n’est pas un bloc monolithique ; elle se nourrit d’éléments contingents, d’erreurs, d’hypothèses, de paris, d’espoirs… La notion de possible, présente dans la formule “j’aurais pu”, irrigue notre vie. Certes, il y a des possibles qui ne sont pas advenus dans notre vie ; mais ont-ils pour autant disparu à tout jamais ? Ces contrefactuels, ces “j’aurais pu” auxquels nous pensons chaque jour et qui parfois nous serrent le cœur (“si j’avais osé lui parler, je serais peut-être avec lui aujourd’hui”…), ne sont pas du pur néant. Ils continuent d’exister en nous, autour de nous, sous des formes diverses : un souvenir, un fantasme, une crainte, une idée que quelqu’un d’extérieur se fait de nous.
Dit autrement, il existe une différence entre ce qui est effectif et ce qui est réel. La réalité de notre individualité est plus large que les éléments matériels qui la constituent. Le possible, typiquement, n’est pas effectif mais il est bien réel : on vit en fonction de lui, on s’adapte en permanence à des pensées qui techniquement n’existent pas et qui pourtant nous paraissent valables. Si je fais attention en traversant la rue, ce n’est pas parce que je crois que je vais me faire renverser, mais parce que je pense que je peux me faire renverser. Pour en revenir au film, les possibles qui apparaissent une fois la supercherie dévoilée créent un vertige chez les personnages. Thibault n’est plus le même après avoir appris qu’il aurait pu embrasser la condition prolétaire, il s’adoucit et s’investit dans la sauvegarde d’une usine menacée de fermeture ; Jimmy, de son côté, a la folie des grandeurs et entreprend de devenir un grand musicien, ce qu’il aurait pu être – du moins croit-il.
Car évidemment, tout ceci est en partie un leurre. Qui peut attester que Jimmy serait devenu aussi talentueux que Thibault si les berceaux avaient été échangés à la naissance ? Peut-être que Thibault avait en lui cette capacité à devenir un grand artiste, et que Jimmy aurait connu une vie simple d’ouvrier francilien. Les raisonnements contrefactuels visent à montrer que l’on ne peut jamais parfaitement savoir d’où provient notre identité, comment elle se construit, où se forgent les bifurcations qui décident de notre personnalité. La chaîne des causalités est trop indiscernable. Une chose est sûre, en revanche : la rencontre entre les deux frères les transforme à vie. Notre identité varie en fonction de ce que les autres en font ou auraient pu en faire. Le film dresse un éloge de l’altérité, notion inhérente à notre développement intime, comme le souligne Boris Cyrulnik : “L’expérience de l’altérité est fondamentale : j’ai besoin de l’autre pour devenir moi-même.”
D’après un article d’Ariane Nicolas publié le 29 novembre 2024 dans la revue Philomag