Pourquoi votre manager a besoin de vous
Au sein d’une entreprise, les liens de dépendance entre les collègues ne sont pas ceux auxquels on pense intuitivement. Certes, tous les collaborateurs sont interdépendants. Mais c’est le manager qui est le plus dépendant de ses employés. L’adhésion des uns et des autres au télétravail reflète cette étrangeté. Les managers vivent particulièrement mal le travail à distance, et semblent souffrir du fait d’être séparés de leurs subordonnés. Dans une étude menée sur des milliers d’Américains en 2021, les économistes Jose Maria Barrero, Nicholas Bloom et Steven Davis constatent que l’employé de base préfère travailler de chez lui la moitié du temps, alors que la majorité des managers veulent limiter le télétravail de leurs subordonnés à un seul jour par semaine. Serait-ce pour les surveiller ? N’y aurait-il pas une autre raison qui se cacherait derrière ce besoin d’être tout le temps auprès d’eux ? Le pouvoir de votre chef ne dépend que de celui que vous lui donnez. En réalité, c’est vous qui avez les cartes en main. Sans vous, il est aussi impuissant qu’un dictateur privé du peuple qui lui donne son pouvoir. Il en va de même de la relation qui vous unit à votre chef. Certes, il n’est pas tout à fait un tyran (du moins je l’espère pour vous), mais votre rapport fonctionne selon la même logique. Sans votre allégeance, il n’a aucune puissance. Et votre propre soumission ne dépend que de vous.
Contrairement à ce que vous pouvez croire, si votre supérieur s’incruste à toutes les réunions et veut tout le temps vous faire des retours, ce n’est pas forcément qu’il doute de vos compétences. Au contraire, c’est peut-être qu’il a besoin d’être reconnu pour son travail. Le philosophe Axel Honneth, chef de file de l’École de Francfort, explique dans La Lutte pour la reconnaissance (1992) que nous sommes toujours en quête d’estime et de respect. Votre manager a besoin que vous approuviez ce qu’il fait pour se sentir exister. Or votre chef, contrairement à vous, n’a pas de collègues du même niveau hiérarchique capables de juger en toute objectivité le résultat de ses efforts. Sa dignité repose donc en grande partie sur le regard que lui portent ses subordonnés. En ce sens, que serait-il sans vous ?
L’autre raison de son besoin insatiable de reconnaissance, c’est qu’il ne fait pas grand-chose lui-même. C’est tout le drame d’une carrière réussie : lorsqu’on monte les échelons de la hiérarchie, on s’éloigne du travail concret… et l’on finit par avoir le sentiment de ne plus savoir exactement à quoi l’on sert, puisqu’on passe son temps à donner des ordres au lieu de réaliser des tâches par soi-même. Cela provoque d’ailleurs des reconversions chez certains managers. L’absence d’épanouissement dans un travail dont on ne peut jauger l’impact concret provoque en effet un vertige existentiel : au fur et à mesure qu’il s’éloigne du terrain, le chef se sent de moins en moins exister. Hegel peut nous aider à saisir ce paradoxe. Dans sa Phénoménologie de l’esprit (1807), le philosophe expose ce qu’on appelle la « dialectique du maître et de l’esclave ». Il y montre que si dans un premier temps c’est l’esclave qui est dépendant du maître, cette logique bascule nécessairement. En effet, l’esclave obtient sa reconnaissance à la fois à travers le regard du maître et par le travail qu’il a fourni, tandis que la reconnaissance du maître, elle, ne dépend que d’autrui : « c’est une autre conscience qui fait advenir la reconnaissance du maître, qui fait qu’il est reconnu » alors que la « servitude de l’asservi […] se renversera en autonomie véritable ».
Finalement, c’est le serviteur qui est véritablement libre et qui ne dépend de personne, car c’est lui qui a façonné le monde dans lequel le maître vit, de même que ce sont les employés qui ont fabriqué l’univers dans lequel le manager évolue. Votre chef, en ne faisant rien lui-même, risque ainsi de sombrer dans une perte de sens liée au fait qu’il ne se confronte jamais à la résistance de la matière, et ne peut éprouver ses propres capacités à travers cette épreuve. Enfin, n’oubliez pas que votre boss souffre sans doute de la piètre réputation de ses homologues. Le chercheur Ghislain Deslandes, dans La Recherche et l’enseignement en éthique (dir. E. Rude-Antoine et M. Piévic, L’Harmattan, 2020), fait le double constat d’une « crise de légitimité du management » et d’une « image déplorable des dirigeants dans les sociétés ». Comment imaginer qu’il soit facile de jouer son rôle de chef dans un contexte où l’on vous attend au tournant ?
Alors, est-ce que vous comprenez davantage la souffrance de votre manager ? Bien sûr, il ne s’agit pas de supporter le moindre de ses caprices pour satisfaire son ego. Mais vous pouvez tâcher de le soulager de ses affres. Et surtout, le fait de comprendre ses doutes vous permettra de considérer ses lubies avec un peu plus de distance. Non pas pour les accepter sans limite, mais pour apprendre à les contrer habilement.
D’après un article d’Isadora Nebot – étudiante à l’ESSEC et à l’ENS-Ulm en philosophie – pour Philonomist.